La Haute Cour Constitutionnelle,
Vu la Constitution ;
Vu l’ordonnance n°2001-003 du 18 novembre 2001 portant loi organique relative à la Haute Cour Constitutionnelle ;
Vu la loi N°2008-014 du 23 juillet 2008 sur le domaine privé de l’Etat, des Collectivités Décentralisées et les personnes morales de Droit public ;
Vu les observations produites par le requérant représenté par Maître Mamy RAJAONARY, Avocat au barreau de Madagascar ;
Vu les observations produites dans le mémoire en défense de la Direction de la législation et du contentieux ;
Vu les observations produites dans le mémoire en défense de TELMA représenté par Maître Andry Fiankinana ANDRIANASOLO, Avocat au barreau de Madagascar ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
Après en avoir délibéré conformément à la loi ;
EN LA FORME
- Considérant que par lettre du 26 mars 2018, en exécution de l’ordonnance de sursis à statuer n°01/18 du 07 mars 2018 du juge de la mise en état de Toamasina, le Président du Tribunal de Première Instance de Toamasina saisit la Haute Cour Constitutionnelle de l’exception d’inconstitutionnalité soulevée par François Roberto MAHAGAGA et consorts ;
- Considérant que selon l’article 118 alinéa 2 de la Constitution, « si, devant une juridiction, une partie soulève une exception d’inconstitutionnalité, cette juridiction sursoit à statuer et saisit la Haute Cour Constitutionnelle » ; que l’alinéa 3 du même article ajoute que « de même, si devant une juridiction, une partie soutient qu’une disposition de texte législatif ou règlementaire porte atteinte à ses droits fondamentaux reconnus par la Constitution, cette juridiction sursoit à statuer dans les mêmes conditions qu’à l’alinéa précédent » ;
- Considérant qu’ayant ainsi respecté les dispositions constitutionnelles relatives à l’exception d’inconstitutionnalité, la saisine introduite par le Président du Tribunal de Première Instance de Toamasina sur requête de Monsieur François Roberto MAHAGAGA et consorts est régulière et recevable ;
AU FOND
Concernant la constitutionnalité des articles 21 et 29 de la loi N°2008-014
- Considérant que le requérant soulève l’inconstitutionnalité des articles 21 et 29 de la loi N°2008-014; que l’article 21 incriminé dispose que « l’Etat conserve la faculté d’apprécier l’opportunité de la cession des terres de son domaine privé et reste seul juge du refus » ; que l’article 29 incriminé dispose que « l’Etat, propriétaire, conserve la faculté d’apprécier l’opportunité de toute cession d’une partie de son domaine privé et reste seul juge du refus » ;
- Considérant que, dans son argumentation, le requérant fait référence à l’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme selon lequel « Toute personne a droit, en pleine égalité en ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial »; qu’il fait valoir l’article 7 de la Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples qui dispose que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur » ; qu’il évoque enfin l’article 13 de la Constitution selon lequel « la loi assure à tous le droit de se faire rendre justice et l’insuffisance des ressources ne saurait y faire obstacle » ; que le fait que le requérant a pu porter le litige devant le Tribunal de Première Instance de Toamasina est une manifestation du respect des dispositions constitutionnelles et conventionnelles précitées ;
- Considérant que l’Etat garantit le droit à la propriété individuelle ; que cette disposition relative au droit de propriété et à la protection qui lui est due ne concerne pas seulement la propriété des particuliers mais aussi, à un titre égal, la propriété de l’Etat et des autres personnes publiques ; que la conception propriétariste du droit des biens publics s’impose comme une donnée constitutionnelle acquise, sans qu’il y ait lieu de distinguer entre les catégories ou la nature des biens, sans distinction selon l’identité du propriétaire public ;
- Considérant que les biens ou propriétés publics constituent une unité au regard du droit constitutionnel, un ensemble juridique qui, selon les moments et les affectations qui leur sont données ou encore selon le choix du législateur, se distribuent en biens du domaine public ou du domaine privé ; que la domanialité publique et la domanialité privée constituent des régimes fonctionnels, s’appliquant aux propriétés publiques, et non pas par elles-mêmes, des formes de propriété ;
- Considérant cependant que selon l’article 7 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme des Nations Unies, « tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi »; que d’après l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, « tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice » ; que selon les termes de l’article 3.1 et 3.2 de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, « toutes les personnes bénéficient d’une totale égalité devant la loi. Toutes les personnes ont droit à une égale protection de la loi » ; que, selon l’article 6 alinéa premier de la Constitution, « la loi est l’expression de la volonté générale. Elle est la même pour tous, qu’elle protège, qu’elle oblige ou qu’elle punisse » ;
- Que de tout ce qui précède, les articles 21 et 29 de la loi n°2008-014 sont conformes à la Constitution sous réserve du respect du principe universel et constitutionnel d’égalité devant la loi par l’administration et le juge ;
Concernant l’article 38 du décret n°2010-233 fixant les modalités d’application de la loi n°2008-014 du 23 juillet 2008 sur le domaine privé de l’Etat, des Collectivités Décentralisées et des personnes morales de Droit privé
- Considérant que l’article 34 de la Constitution dispose que « L’Etat assure la facilité d’accès à la propriété foncière à travers des dispositifs juridiques et constitutionnels appropriés et d’une gestion transparente des informations foncières » ; que l’article 38 in fine du décret 2010-233 fixant les modalités d’application de la loi 2008-014 sur le domaine privé de l’Etat, des Collectivités Décentralisées et des personnes morales de Droit privé dispose que «… l’avis de décision n’est pas susceptible de recours » ;
- Considérant qu’un texte réglementaire est censé apporter des éclaircissements concernant l’application de la loi ; que les dispositions de la loi n°2008-014 que ce soit aux termes de l’article 21 disposant que «L’Etat conserve la faculté d’apprécier l’opportunité de la cession des terres de son domaine privé et reste seul juge du refus », ou celles de l’article 29 selon lequel « L’Etat, propriétaire, conserve la faculté d’apprécier l’opportunité de toute cession d’une partie de son domaine privé et reste seul juge du refus » ou de l’ article 31 prévoyant que « Tout litige soulevé, soit par une administration, soit par un particulier, relatif à l’acquisition, à l’exercice ou à l’extinction d’un droit réel portant sur un immeuble du domaine privé de l’Etat, relève de la compétence exclusive du Tribunal civil du lieu de la situation de l’immeuble conformément aux règles du droit commun », désignant la juridiction civile comme juridiction compétente pour connaître des litiges soulevés dans le cadre de la demande d’acquisition de terrain , ne limitent aucunement le droit au recours devant la juridiction compétente ;
- Considérant en outre que le législateur impose à l’administration de gérer son domaine privé à la manière d’un propriétaire privé, en application de l’article 9 de la loi précitée en disposant que « Les biens du domaine privé immobilier de l’Etat sont soumis, sauf les règles spéciales de la présente loi, à la législation de droit commun des contrats et des biens et lorsqu’il y a lieu, au règlement organisant le régime foncier de l’immatriculation » ; qu’en conséquence un avis de décision se rapportant à une cession de terre n’est pas une décision administrative dans laquelle l’administration exerce ses prérogatives de puissance publique et ne l’oblige pas à motiver toute décision individuelle défavorable ;
- Qu’ainsi, s’il est sans conteste que l’opportunité de la cession de terre relève exclusivement de l’administration, il demeure toutefois que le traitement des demandes d’acquisition de terrain du domaine privé de l’Etat doit respecter le principe de l’égalité de tous devant la loi traduit par le respect du principe d’antériorité et de disponibilité du terrain ;
- Que, d’une part, le principe de l’antériorité fait que les demandes (deux ou plusieurs demandes) relatives à un même terrain ne doivent pas être traitées simultanément mais consécutivement, sans empiètement sur la période de traitement et, d’autre part, le principe de la disponibilité traduit par le fait que le terrain ne fait pas l’objet d’appropriation, ces moyens indispensables sont édictés pour s’assurer qu’aucun arbitraire ni abus de droit n’a été commis ;
- Considérant que l’inexistence de la faculté de recours édictée par l’article 38 in fine du décret 2010-233 ne permet pas de vérifier si le principe d’antériorité et le principe de disponibilité du terrain ont été respectés ; que la possibilité de recours constitue un moyen incontournable de vérification a posteriori du respect de ces deux principes ; qu’elle constitue de ce fait une application du principe d’égalité de tous devant la loi et du droit à une protection égalitaire devant la loi ;
- Que toutes ces considérations amènent à conclure que le dernier alinéa de l’article 38 du décret 2010-233 ne reflète pas le sens des dispositions de la loi 2008-014 et ne respecte pas le principe universel et constitutionnel d’égalité devant la loi ; qu’en conséquence, il est inconstitutionnel ;
Concernant les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité
- Considérant qu’aux termes du dernier alinéa de l’article 118 de la Constitution : Une disposition déclarée inconstitutionnelle cesse de plein droit d’être en vigueur » ; que, si, en principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de l’exception d’inconstitutionnalité, la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision de la Haute Cour Constitutionnelle ; que la déclaration d’inconstitutionnalité du dernier alinéa de l’article 38 du décret n°2010-033 prend effet à compter de la publication de la présente décision ; qu’elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date ;
EN CONSEQUENCE
DECIDE :
Article premier.- Les articles 21 et 29 de la loi n°2008-014 du 23 juillet 2008 sur le domaine privé de l’Etat, des Collectivités Décentralisées et les personnes morales de Droit public sont conformes à la Constitution sous réserve du respect du principe universel et constitutionnel d’égalité devant la loi dans son application par l’administration et le juge.
Article 2.- Le dernier alinéa de l’article 38 du décret n°2010-233 fixant les modalités d’application de la loi n°2008-014 du 23 juillet 2008 sur le domaine privé de l’Etat, des Collectivités Décentralisées et des personnes morales de Droit public est contraire à la Constitution.
Article 3.– La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 2 ci-dessus prend effet à compter de la publication de la présente décision dans les conditions fixées au considérant 17.
Article 4.- La présente décision sera notifiée au Président du Tribunal de première instance de Toamasina, aux requérants, au défendeur, à la Direction de la législation et du contentieux, au Garde des Sceaux, Ministre de la Justice et publiée au Journal officiel de la République.
Ainsi délibéré en audience privée tenue à Antananarivo, le mercredi dix-sept juillet l’an deux mille dix-neuf à neuf heures, la Haute Cour Constitutionnelle étant composée de :
Monsieur RAKOTOARISOA Jean-Eric, Président ;
Monsieur TSABOTO Jacques Adolphe, Haut Conseiller ;
Monsieur TIANDRAZANA Jaobe Hilton, Haut Conseiller ;
Madame RAMIANDRASOA Véronique Jocelyne Danielle, Haute Conseillère ;
Monsieur DAMA Andrianarisedo Retaf Arsène, Haut Conseiller ;
Madame RANDRIAMORASATA Maminirina Sahondra, Haute Conseillère ;
Monsieur ZAFIMIHARY Marcellin, Haut Conseiller ;
Madame RABETOKOTANY Tahina, Haute conseillère ;
et assistée de Maître RALISON Samuel Andriamorasoa, Greffier en Chef.